DEUXIEME SAUT DE PUCE
Au quai des orfèvres, le bavardage entre les policiers devant la machine à café était animé et entremêlé de rires. Ils discutaient sur lalégendaire capacité du doyen des médecins légistes des locaux, Albert Devienne, de rester zen quel que soit le cadavre découvert alors qu’ils ne réussissaient pas toujours à l’être. A certaines reprises il leur était arrivé d’aller de côté pour vomir. Chichko était de la conversation et c’était de l’événement de la veille qui était le fil conducteur de leurs conversations.
-Chichko ! Le patron veut te voir maintenant.
Le bavardage stoppa net et le policier désigné fut l’objet des regards de ses collègues. Un commissaire, même s’il faisait un mètre quatrevingt-dix et proche des cent kilos avec des cheveux clairs rasés de près et qui pratiquait diverses activités physiques était toujours un poids plume avec son supérieur. Surtout s’il s’agissait d’un Divisionnaire, le Commissaire Divisionnaire Marcel Lombert en l’occurrence, un doyen aussi, qui a grandi dans la Maison avec Albert Devienne.
Chichko se dirigea avec les regards inquiets de ses collègues sur son dos vers la porte d’où l’avait appelé Franck Martin, un ancien équipier originaire des Antilles avec qui il avait pratiquement tout partagé, même les femmes et les coups dans la tronche, durant leur long binôme de cinq ans. S’ils ne travaillaient plus ensemble, Franck Martin était entre temps devenu le bras droit du Divisionnaire Lombert, et ne se voyaient plus trop souvent, leur amitié devenue indéfectible. Ils se dépannaient lors de coups durs.
Chichko, entré dans la pièce, s’arrêta à près d’un mètre du bureau de son patron. Martin avait fermé la porte derrière et s’y adossa. Lombert était en train de regarder attentivement son ordinateur et leva ses yeux cerclés de fines lunettes rondes vers Chichko au bout de cinq secondes. Ces cinq secondes lui étaient longues. Et ceci naturellement Lombert le savait.
-Ah Chichko! Je suis content de vous voir. Vraiment !
Sa voix été enjouée, ce qui plaisait encore moins à Chichko. Quelle était la nouvelle embrouille préparée par son patron ? S’agissait-il de la décapitation de la veille dont il n’était pas décidé que c’était lui qui devait prendre l’affaire. Il aurait aimé le savoir par Franck Martin mais il n’était pas impossible qu’il ne le sache pas. Comme dans la vie de tous les jours, chez les flics tout se sait et rien ne se sait.
-Bien récupéré de hier ?
-Bah c’est le boulot ! j’ai vu plus horrible. Là il y avait quasiment pas de souffrance.
-De vieilles histoires qui reviennent.
-Je venais de débuter dans le métier. C’est surtout vous qui vous en êtes occupé.
-Oui ! Et c’est un peu grâce à ces Ohanessian que je suis monté en grade. J’ai donc un peu d’affection pour eux.
-On sait pourquoi il était là ?
-Aux dernières nouvelles, il voulait savoir s’il pouvait reprendre du service en France ?
-Venir nous emmerder.
-Apparemment, il voulait ouvrir une chaîne de magasins spécialisée dans les batteries pour les téléphones et objets informatiques.
-Du fric facile à cacher dans du légal en somme.
-Il a essayé de recontacter certaines de ses connaissances mais ça ne semble pas avoir marché.
-L’histoire avec ces Ohanessian c’est du lourd à porter. Mais finalement je me charge de l’enquête ?
Le divisionnaire lui adressa son plus beau sourire et lui fit signe de la main pour venir à côté de lui.
-Venez-voir ! C’est vraiment formidable cet Internet.
Chichko, debout à côté de Lombert, vit que son patron regardait un site touristique.
-C’est vraiment un joli pays. Je ne le connais pas. Je crois que vous y avez été vous Chichko.
Chichko remarqua qu’il s’agissait de la Bulgarie. Ca lui faisait une drôle d’impression. Sa grand-mère paternelle l’avait amené pour la dernière fois alors qu’il avait dix ans. Trois fois qu’il avait été dans ce pays, il se souvient presque comme si c’était hier. Ca faisait donc déjà bien vingt ans qu’il n’y avait pas été. Il n’ a pas arrêté de s’amuser avec les gamins de son âge et était bichonné par la famille. Subitement, Chichko reprit ses esprits de flic et visa Franck qui en guise de réponse souleva les épaules et montra la pointe de sa langue positionnée derrière ses incisies du haut. Lombert remarqua naturellement et s‘exprima du ton de l‘instituteur courroucé.
-Votre langage codé, pas chez moi Messieurs !
Ambiance pastorale dans le bureau. Franck a tenu à dire par sa mimique qu’il vient tout de juste de l’apprendre. Franck Martin et Norbert Chichko s’étaient inventé un langage lors de leur période en binôme qui étaient basé sur ceux des mimes et des sourds-et-muets. Leur langage leur avait parfois sauvé la vie.
-Oui Patron ! J’y ai été en Bulgarie ! Mais pourquoi vous me demandez ceci ?
Et le Divisionnaire Lombert se mit à rigoler. Chichko et Martin essayaient de se souvenir de la dernière fois l’avoir vu rigoler ainsi.
-Parce que, mon cher Chichko, je pense que vous allez y faire un tour.
Chichko en resta éberlué. Il ne comprenait plus rien. Franck Martin préféra regarder vers les fenêtres. Quant à Lombert, il se détendit sur le dossier de son siège en mettant ses mains derrière la tête.